mercredi 12 novembre 2014

L'Horloge



L’Horloge



Crédit Photo : A. Thauvin

L’Horloge devait faire une bonne centaine de pieds. A chaque habitant du Frémoy correspondait une aiguille, excepté pour les plus jeunes. En fer forgé, chacune d'entre elles portait un numéro allant de I à XXVII afin que les générations suivantes puissent la repérer parmi les autres et hériter de leurs prédictions. Ils n’étaient qu’une vingtaine dans le petit village et se connaissaient tous. 

Le Frère Jean sonna la cloche annonçant la Consultation mensuelle. Tous abandonnèrent alors leur activité et se rendirent silencieusement devant l’Horloge. Les aiguilles s’emballèrent un instant, avant de s’arrêter chacune devant l’un des nombreux symboles gravés dans le cadran. La mère de la famille Baudegrois redoutait par-dessus tout de voir l’une de leurs aiguilles s’arrêter sur le crâne, comme cela s’était produit la semaine passée.

Hildebert, son époux, était mort peu après. Richard, le quatrième fils de la famille, avait ainsi hérité de l’aiguille XVIII. On racontait qu’elle était maudite, car par trois fois le malheur s'était abattu sur la personne qui en avait hérité.


Il la chercha fébrilement du regard. C’était la première fois que l’Horloge allait prédire son destin. 

Elle s’était arrêtée sur l’alliance.

Tous les regards convergèrent vers lui, interdits. Le mariage n’était autorisé qu’à partir de la vingtième année, et d’ailleurs l’Horloge n’avait jamais désigné quelqu’un de plus jeune jusqu’à ce jour.


Richard Baudegrois n’avait que dix-sept ans, et pas la moindre envie de se marier. Il aurait préféré voir l’épée en lieu et place de cette bague, ce qui lui aurait permis de faire un mois d’apprentissage avec Hannefer, le maître d’armes. Peut-être même aurait-il pu devenir chevalier par la suite.
A la rigueur, il se serait satisfait de l’enclume des forgerons : mais l’alliance ! Il n’avait jamais parlé à une fille de toute sa vie, n’en avait aucun regret et se portait bien parmi ses quatre frères.


Cependant, et il ne le savait que trop, on ne pouvait aller contre l’Horloge. Elle avait prédit la mort de son père, et Hildebert Baudegrois résidait maintenant dans l’au-delà.


Il était destiné à se marier, et ce avant la prochaine lune. Désemparé, il jeta un regard en biais à sa mère. Elle fermait les yeux et plissait les sourcils, comme toujours lorsqu’elle était inquiète. Les villageois échangeaient de nombreux commentaires à voix basse. Lassé de toute cette agitation, le chef du village intervint ;
- L’Horloge est formelle. Ce jeune homme doit se marier. Pères, faites votre devoir et préparez les épouses potentielles à leur rôle.

Gauvin Loiseau se rassit. Les protestations des hommes ne tardèrent pas à s’élever :
- Je ne veux pas d’un gamin pour gendre !
- Cet enfant n’a même pas de métier !
- Il y a erreur, c’est sûr.
- Pourquoi ne pas bannir le garçon ?

Richard rougit violemment, et s’écria :

- Je ne demande pas à me marier, moi ! 


Il se tourna vers Gauvin.

- Chef Loiseau, ne peut-on vraiment pas aller à l’encontre de l’Horloge ?
- Mon garçon, dois-je te rappeler que quoi que tu fasses, où que tu ailles, la prédiction de l’Horloge se réalisera ? Par conséquent, autant y mettre les formes.


Pout tout homme à marier, les jeunes filles du village devaient passer une journée en sa compagnie. En théorie, le garçon avait ensuite le droit de choisir qui serait sa bien aimée, mais bien souvent les mariages étaient en réalité arrangés pour des raisons d’argent. Seuls les guerriers respectés prenaient femme sans restrictions. 

Richard savait par avance que ses prétendantes feraient tout pour lui être désagréable à la demande de leurs pères, puisqu’il n’avait ni haut fait de gloire ni riche héritage à son actif. Cela le désolait.


Il se prit la tête dans les mains. Arthur et Jacques, ses deux frères les plus âgés, auraient payé cher pour obtenir ce symbole. Eux exerçaient déjà un métier respectable et ils ne leur manquaient plus qu’une femme pour couronner leur réussite.

Malgré ce qu’en avait dit Gauvin, il connaissait la solution. Partir.


Le soir même, il remplit son oreiller à la manière d’un baluchon en prenant soin de ne pas se faire remarquer. Le dernier quartier de jambon en place, il attendit que la nuit soit complètement noire avant de descendre prudemment dans la cour. 


Il se figea en voyant une discrète ombre se profiler derrière lui, et fit volte face.

- Qui va là ? chuchota-t-il, un brin apeuré.

Il reconnut alors la silhouette menue de son jeune frère, Gaël.

- Tu vas où Richard ? demanda la petite voix ensommeillée.

Le jeune homme sourit, attendri.

- Je vais chercher de l’eau, ne t’inquiète pas pour moi. Retourne te coucher !
- ‘accord.

La forme frêle s’éloigna. Richard prit son courage à deux mains, et franchit la barrière qui délimitait le Frémoy.

Devant lui, le noir étoilé s'étendait par-dessus la campagne.
Richard avait atteint le bois de Tienell le lendemain. Il savait que sa traversée serait tranquille, aussi partit-il sereinement. Il accéléra le pas en soirée, pour se retrouver devant le village voisin, Hemphlet.
Ici, il n'y avait pas d'Horloge pour le marier.

Richard soupira. Ces deux jours avaient été éprouvants. Il se demandait si les habitants de Hemphlet l'accepteraient au sein de leur communauté.

Il commençait aussi à regretter un peu sa décision prise, lui semblait-il, sur un coup de tête. Il songea à ses frères, ses parents qui n'allaient pas trouver le sommeil à cause de lui. Se marier était-elle une peine si affreuse qu'il refusât de rester avec sa famille ? Il se passa la main dans les cheveux, et réfléchit.
De toute manière, cela ne durerait qu'un mois. Ce délai passé, il rejoindrait le Frémoy.
Il s'en fit une promesse.

Les lourdes portes du village étaient gardées par deux gardes en cotte de maille. Il se rappela avoir entendu qu'Hemphlet était un village beaucoup plus conséquent que le leur, un chef-lieu même, si sa mémoire était bonne. Les yeux de l'homme bourru et chauve à sa droite s'arrondirent d'étonnement quand ils l'aperçurent.


- Hé gamin, que fais-tu ici ? lança-t-il.


Richard se redressa de toute sa hauteur.
-Je viens demander un hébergement.
Le garde grinça des dents.
- Et qu'est-ce qui nous prouve que tu n'es pas un de ces voyous qui viennent pour semer la pagaille ?
- Je viens du Frémoy.
L'homme imposant recula d'un pas, un masque d'effroi sur le visage.
- Ouvrez les portes ! cria-t-il.


Les gonds grincèrent. Escorté par l'un des gardes, Richard fut emmené devant le chef d'Hemphlet.


A suivre...

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