mercredi 2 septembre 2015

D'Or et de Lumière



D’Or et de Lumière

Shanti ouvrit les yeux dans la pénombre. La lucarne haut perchée renvoyait la faible lueur des étoiles : il était encore tôt. La fillette se redressa sur un coude et parcourut le hangar du regard. Trois autres enfants dormaient sur une natte semblable à la sienne, dure et étriquée. La chaîne de fabrication trônait au centre, avec ses bidons ouverts et l’atelier de découpe aux lames non protégées. Si  Shanti avait su lire, elle aurait pu déchiffrer les noms des produits imprimés sur les bidons : « chlorate de potassium », « oxyde de phosphore » et «oxyde de zinc ». Si Shanti avait été instruite, peut-être aurait-elle connu la toxicité de ce qu’elle manipulait chaque jour.
La fillette s’assit, épousseta son sarouel puis sa tunique. Elle glissa la main dans le tissu rêche. Contre son cœur, une poche dissimulait son trésor. Rassurée de constater qu’il s’y trouvait toujours, elle prit le temps de s’étirer. La nuit avait été courte et ses muscles, endoloris par la rudesse de sa couche, la lançaient. Elle observa Raj à la dérobée. Le garçon paraissait si paisible ainsi, si fragile aussi. Sa peau terreuse présentait le même teint mat que celle de Shanti. Un nez en trompette et des cheveux d’un noir de jais le caractérisaient. La petite ouvrière savait aussi ses yeux bruns et rieurs ; Raj faisait partie de ceux qui ne perdent jamais espoir.
Toujours dans un silence chaud et sombre, Shanti se leva avant de s’isoler dans un coin du hangar ; personne ne devait la surprendre, pas même Raj. Elle sortit de sa poche secrète une précieuse allumette. La frottant d’un geste vif contre sa sandale, elle ressentit un éclat de joie en voyant la fluette flamme éclairer à nouveau sa vie.
 Le ballet de cette fille du feu la ramenait chez elle, auprès de sa mère et de ses frères. Elle voyait Mam allumer les diya, bougies de terre cuite remplies d’huile. Divali, la fête des Lumières, était la célébration qu’elle préférait par-dessus tout. Les préparatifs duraient des jours : on disposait les diya en rosaces sur les formes géométriques des rangolis. « Tu vois Shanti ? » disait Mam en désignant les flammes dansantes ; « Les mauvais esprits se tiendront éloignés de nous, ce soir ». Les feux d’artifices éclairaient le ciel pendant cinq jours, et les enfants lançaient des pétards en riant. Quand ses frères n’étaient pas encore nés, Mam lui avait même offert des jalebi et des gulab jamun. Elle en avait savouré le goût sucré jusqu’à ce que fonde avec regret le dernier dans sa bouche.
Un bruit derrière elle la fit sursauter ; Shanti s’empressa de souffler la flamme. Le bois s’était presque entièrement consumé. Les sens en alerte, elle se retourna. Les enfants dormaient toujours. Lalitha suçait son pouce innocemment, et Viknah était allongé sur le dos, les bras en croix. Seule sa poitrine qui se soulevait à intervalles réguliers montrait qu’il vivait encore. L’odeur âcre de la fumée emplit les narines de la fillette. Elle détestait cette odeur : la fin de Divali. La fin d’une allumette-espoir.

L’aube se leva enfin, victorieuse des ténèbres. Deva entra en trombe, comme à l’accoutumée. « Debout ! ». Il frappa du poing contre le mur branlant. « Debout ! » répéta-t-il.
Comme si elle avait été frappée par la foudre, Shanti courut à son poste. Elle s’accroupit devant la pile de bâtonnets en bois, en saisit un fagotin et le trempa dans le premier bidon. « Baril blanc : 4 minutes ». Elle entendit les pas de l’homme se diriger vers Lalitha. Terrorisée, Shanti n’osa pas regarder derrière elle. La jeune fille ne s’était pas réveillée : le soir précédent, elle avait dû travailler quatre heures de plus que les autres. Des bruits sourds retentirent dans le hangar. Lalitha se débattait en pleurant : son amie devinait les coups que Deva lui infligeait, et frissonna. Elle ne pouvait rien faire. Les échos de la brutalité de l’homme s’espacèrent pour finalement se taire.
                « Baril rouge : deux minutes ».  Tenir le fagotin à bout de bras, au-dessus des bidons, l’éreintait. Lalitha s’agenouilla à côté d’elle et commença à coller des étiquettes sur ses boîtes. Gardant les yeux baissés, Shanti observa du coin de l’œil son visage. Une rougeur partait de sa pommette gauche et descendait jusqu’à son menton : elle ne tarderait pas à bleuir. Deva les surveilla un instant encore, puis sortit du hangar. « Baril bleu : neuf minutes ». Un silence pesant alourdissait l’atmosphère. Shanti s’était habituée à travailler douze heures durant, sans interruption : elle s’était habituée aux vapeurs chimiques qui émanaient des bidons ; elle s’était aussi habituée à ne plus voir sa famille qu’un jour par mois. Mais la violence de son patron n’était pas une chose à laquelle on pouvait s’accoutumer.
                Elle déposa le fagotin sur la plaque destinée au séchage, et en reprit un autre. Raj était accroupi en face d’elle, à l’atelier de découpe. Le voir manipuler ces longs outils ne la rassurait pas : aussi demeurait-elle concentrée sur son ouvrage. Elle aurait aimé partager quelques mots avec le garçon. Un interdit parmi d’autres. Parfois, elle s’imaginait leurs conversations. « Tu penses qu’on pourra s’en sortir ? » lui demandait-elle en pensée. « Tu as des parents ? Et des frères et sœurs ? » « Si on partait d’ici, on pourrait fêter Divali ensemble. »
                Viknah se brûla avec le chalumeau ce jour-là. Il l’utilisait pour chauffer la solution de gomme dans laquelle il pré-trempait les fagotins d’allumettes. Il hurla : Shanti voulut se précipiter à son secours, mais la peur la pétrifiait. Viknah continuait de pleurer et de crier, se roulant sur le sol en appelant à l’aide. La fillette pensait que Deva allait venir : ou si ce n’était lui, un autre de leurs supérieurs. Personne ne vint et, au bout d’un temps, Viknah se remit au travail, la main couverte de cloques et de brûlures.
                Au moment de manger leur maigre repas, Shanti vola cinq nouvelles allumettes. Les trois autres ne faisaient guère attention à rien : les yeux dans le vague, on aurait dit qu’on avait aspiré le souffle de vie en eux. Viknah allait sur ses dix ans à peine mais ses traits tirés lui en donnaient quinze ; Lalitha avait neuf ans, et Raj, treize. L’insouciance et la joie caractéristiques des enfants avaient disparu de leurs cœurs : avaient-elles même jamais existé ?
                La nuit était tombée depuis longtemps déjà lorsque Deva passa dans le hangar vérifier leur travail. Les quatre enfants retenaient leur souffle. L’homme basané feignit de ne pas remarquer la main de Viknah puis, sans un mot, leur distribua vingt-quatre roupies chacun, leur principale motivation. C’était peu, très peu : mais de ces quelques pièces dépendaient leurs familles.

                Une semaine plus tard, Shanti obtint son jour de congé. Elle arriva dans le bidonville après avoir marché pendant deux heures. Soudain hésitante, elle releva le voile bleu suspendu à la tôle de leur toit. « Shanti ! ». Mam se précipita vers elle et la souleva de terre dans une étreinte tourbillonnante. Elle lui plaqua deux baisers sur chaque joue et appela aussitôt son père. Un large sourire illuminait sa peau ridée lorsqu’il accourut et l’embrassa à son tour. Puis, soudain distant et triste, il la pria de lui remettre l’argent. La fillette déposa, fière, ses roupies dans le creux des mains usées de son père. Un genou au sol, il prit la tête de sa fille d’une main douce et la serra contre son cœur sans rien dire.
                « Allons au temple », dit Mam en rajustant son saree. Shanti n’osait demander ce qu’il était advenu de ses frères. Shiv ne travaillait pas encore la dernière fois qu’elle était venue, et Akand besognait dans une verrerie. Pourquoi Shiv ne se trouvait plus à la maison ? Elle s’agrippa à la main de sa mère. Mam paraissait préoccupée : regardant droit devant elle, elle avançait presque trop vite pour les petites jambes de Shanti.
La vue du temple coupa court à ses inquiétudes. Elle se sentait toujours aussi démunie face à tant de grandeur et de majesté. Entièrement recouvert d’or, ses étages paraissaient monter jusqu’au ciel. Les bas-reliefs représentaient les dieux et leur histoire : elle reconnaissait Shiva en tailleur, un serpent autour du cou et Ganesh, le dieu à tête d’éléphant. Les sculptures étaient si nombreuses qu’on ne savait plus où regarder. Il faisait chaud. Les rayons du soleil frappaient la façade d’or qui se reflétait dans les iris bruns de Shanti. L’or la fascinait autant que la flamme des diya. Chatoyant, presque irisé, son éclat représentait la richesse et le bonheur. Le temple illuminait la place et projetait son aura édifiante sur tous ceux qui l’entouraient. Dans le cœur de la petite fille, tout n’était plus qu’admiration et enchantement pour l’édifice.
                Un arbre à souhaits était planté sur le côté. Les papiers suspendus, de toutes les couleurs, ondulaient dans la brise légère. Shanti tira la manche de sa mère : elle aussi voulait accrocher un vœu au banian. Mam accepta. Elle demanda à un homme d’écrire pour Shanti. La fillette se mit sur la pointe des pieds et lui chuchota son souhait à l’oreille avec excitation. L’homme eut un sourire triste, écrivit sur un papier vert comme l’espoir et la laissa le suspendre aux plus basses branches du banian. « J’aimerais que les enfants de la fabrique d’allumettes soient libérés ».
                Le reste de la journée se termina trop vite au goût de Shanti. Après un repas silencieux où elle ne pensait qu’à ses frères, elle se blottit contre sa mère pour s’endormir. Au creux de son corps, elle se sentait protégée de tous les cauchemars de la vie. Deva et sa cruauté ne pouvaient pas l’atteindre. Elle repensa à Shiv et Akand. Où étaient-ils, en ce moment ? Akand dormait-il, misérable, dans son usine de verre ? Et Shiv ? « Mam, où  est Shiv… », murmura-t-elle sans conviction. Sa mère ne lui répondit pas. Brusquement, un mauvais pressentiment la saisit : elle se retourna et secoua le corps endormi à côté d’elle. « Mam ! 
-          Qu’est-ce qu’il y a ?
-          Où est Shiv ? »
Se relevant tout à fait, elle la regarda avec gravité. « Ma chérie…
-          Dis-moi ! »
Les larmes commençaient à apparaître au coin de ses yeux. « Dis-moi ! ». Sa mère passa la main dans sa longue chevelure défaite, puis elle encadra le menton de sa fille de ses doigts. « Il n’a pas survécu. Il était faible, la faim l’a emporté. » Un hoquet de stupeur la fit sursauter. Shanti balaya les mains maternelles de son visage. Elle se rallongea, se recroquevillant sur le tapis. Elle ne pleura pas, mais resta éveillée toute la nuit.

                De ce jour, plus rien n’eût d’importance. La première règle qu’elle transgressa fut l’interdit de parler. Elle se mit à discuter avec Raj, en cachette. Par ailleurs, elle volait toujours plus d’allumettes et passait ses nuits à les flamber, une à une, pour revoir l’éclat de Divali, ressentir à nouveau l’aura du temple d’or et de lumière. Son ami devint un confident : elle lui raconta ses souvenirs heureux, avant l’endettement de la famille. Sa première fête des Lumières. La naissance de ses frères. Puis, le drame. Raj l’écoutait toujours avec attention et elle lui vouait une confiance absolue. Il parlait peu : Shanti savait seulement qu’il avait deux parents aux champs, une sœur à la maison qui élevait le dernier-né, une petite fille de deux ans.
                Un jour, Shanti décida de révéler son secret à Raj. Les délations étaient grassement récompensées dans la fabrique : mais Raj n’y céderait pas. Du plus profond de son cœur, elle le sentait. La nuit vint. La fillette le tira du sommeil, posa un doigt sur ses lèvres, et l’attira au fond du hangar. « C’est un secret. », chuchota-t-elle. Le garçon acquiesça solennellement. Elle passa la main dans son saree, en tira une allumette volée. « Une allumette-espoir », présenta-t-elle. Elle la craqua sur sa semelle, la lui offrit. Il la tint longtemps, jusqu’à se brûler les doigts. Avait-il vu ce qu’elle y voyait ? Son léger sourire laissait supposer que oui. Elle lui sourit en retour. « Tu en as beaucoup pris ? 
-          Oui, souffla-t-elle. Là, j’en ai quinze. »
A sa grande surprise, il lui déposa un bisou sur la joue. « Merci ».

                Shanti se réveilla brusquement. On la tirait par les cheveux. Ses pupilles étrécies fixèrent son agresseur : Deva. Elle chercha à se débattre : il la retint d’une main ferme et plongea l’autre dans son vêtement. L’homme en sortit les allumettes et gronda :
-          Petite voleuse !
Il la projeta violemment contre le mur opposé.
-          Tu sais ce que je leur fais, aux effrontées dans ton genre ?
Menaçant, il s’avança vers elle. Lalitha et Viknah regardaient la scène, tremblants de peur. Raj avait disparu. Il la frappa à plusieurs reprises. Mais au-delà de la souffrance des coups, c’était celle de la trahison qui emplissait son cœur, le lacérait, le réduisait en poussière. Comment avait-il pu ? Raj, son ami, comment avait-il pu la dénoncer ? Un violent choc sur le crâne lui fit perdre connaissance.
                Une odeur de brûlé la tira de l’inconscience. Shanti était allongée sur le sol, à l’abandon : une épaisse fumée avait envahi la fabrique. Les corps de ses amis gisaient, épars. Son cœur bondit dans sa poitrine. « Un incendie ! ». Elle se releva et courut vers la seule issue, un bras devant la bouche. Elle ne voyait plus rien : toussant et crachant, sa main se referma enfin sur la poignée. La porte était verrouillée ! Les flammes ardentes resserraient leur étreinte autour d’elle. « Ouvrez-moi ! » implora-t-elle. Elle tambourina de toutes ses forces sur le métal peint. Quand elle comprit qu’elle n’avait aucune chance, elle se laissa glisser à terre, abattue. Son regard plongea dans les flammes, ressucitant sa mère, les bougies, l’éclat du temple et Divali. Shanti sourit. Elle était libre.

Le temple d’or scintillait sous le soleil du solstice d’été. Une brise chaude gonflait le sarouel des indiens, ondulait le saree de leurs femmes. Les marchands d’épices bondaient la rue adjacente, d’où provenaient cris et enjaillements. L’air respirait le cumin et le safran. Les passants aux habits colorés flânaient, le pas tranquille. Quelques touristes déambulaient avec leur caméscope. Le banian poussait toujours aux côtés du temple : les reflets dorés arrachés par la lumière s’y déposaient, tachetant les souhaits flottants de jaune. Sur l’un d’eux, l’écriture était presque illisible. Tout à coup, une rafale de vent plus forte que les autres détacha le papier vert : il s’envola, tourbillonna parmi l’agitation du marché aux épices, changea de direction pour finalement se poser sur le sommet du temple. Le jour l’éclaira plus vivement que jamais : le vœu d’une fillette s’était réalisé. 


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