Affranchi
Bleu. Le monde est bleu et la
pleine lune une flaque d'eau boueuse perdue dans les cieux. Me voilà gisant sur
le sol, une plaie béante abreuvant la terre de mon sang. Le vent me glace de
son étreinte, n'atténuant qu'à peine la douleur. La lame s'est fichée dans mon
dos, déclenchant une souffrance que je n'aurais jamais cru connaître un jour.
J’hésite entre l’envie de mourir et la volonté de vivre. Je cherche dans les
tréfonds de mon âme une raison de me relever, de continuer à lutter. Quels
liens me retiennent encore à cette vie ? Que ces chiens soient maudits de
m’avoir tendu ce piège ! L’acier dans mon dos n’est qu’un pâle reflet de la
torture que vit mon esprit. Eux que j’appelais mes amis, mes frères, se sont
retournés contre moi comme des rapaces avides de sang. Qu’ils soient tous
maudits, car si je vis, je jure que je leur ferai payer leur traîtrise.
Oui ! La vengeance. Ce feu ravive
mon esprit dévasté. Je prends appui sur le sol spongieux et, prudemment, me
relève pour aussitôt étouffer un juron quant à ma jambe qui cède sous mon
poids. La lune éclaire de son halo pâle la forêt trop silencieuse. Je me sens
menacé, épié : qui sait ce qui pourrait surgir de ces taillis sombres ? Les
feuilles s’écartent alors d’un seul coup, parfait écho à mes pensées, et mon
cœur s’arrête l’espace d’une seconde. J’ai juste le temps de comprendre que
l’ombre surgissant de nulle part n’est autre qu’une biche égarée qu’elle
disparaît déjà dans un fourré. Je dois faire peur à voir, avec mon air égaré et
le sang qui macule mes vêtements.
Le cœur battant encore à toute
allure, je m'intéresse finalement au paysage qui m'entoure. La forêt semble
toujours aussi dense à l'exception d'une montagne qui se dresse non loin de là.
Le temps d'un battement de cils l'air semble se troubler, puis plus rien.
Convaincu d’avoir rêvé, je poursuis mon observation. Dans le flanc de la
montagne, un tunnel obsolète attire mon regard. Un tunnel ? Ici, au beau milieu
de la forêt ? La curiosité chasse les derniers évènements de mes pensées alors
que je tente de m’en approcher lentement. Plus facile à dire qu'à faire lorsque
chaque mouvement demande un effort surhumain, lorsqu'on a une jambe meurtrie et
le dos lacéré. Que je meure ici ou à l'entrée du tunnel, dévoré par un animal
sauvage ou par hémorragie, quelle différence ? Une force irrésistible m'attire
vers ce lieu étrange. Alors je serre les dents et m'appuie sur tout ce qui se
trouve à portée de mes mains, en avançant tantôt à cloche pied, tantôt en
rampant.
J'y suis. La lumière des néons
clignotants me procure un sentiment de sécurité inattendu. Je ne vois pas le
bout de cette allée blafarde : est-ce là le chemin de ma mort ? Je cligne des
yeux. L'irréalité de la scène m'oppresse, et toujours ce silence !... En
renâclant, je continue ma progression douloureuse. La curiosité est le seul
sentiment auquel je peux me raccrocher alors, comme un fou, je m'y agrippe avec
l'énergie du désespoir.
Qu'il y a-t-il à la fin ? Une
question que chaque homme se pose un jour. Et si le noir devant moi est le
néant ultime, qu'adviendra-t-il alors ? Qui me regrettera ? Je ris doucement.
Non, le monde continue sans moi, sans même remarquer ma vie qui s’essouffle.
Alors je continue mon avancée, sans trop savoir pourquoi, ni où je vais. Je
pourrais m’arrêter là, m’étendre sur le sol glacial et attendre que ma vie
s’envole, mais toujours cette force qui m’attire et ne m’accorde aucun repos.
Lentement je gagne du terrain, mais mon mal-être augmente insidieusement, comme
si je m’approchais de l’origine de ma souffrance. Une nausée m’envahit,
j’essaye de m’arrêter pour reprendre ma respiration, mais impossible, je ne
suis plus maître de mes mouvements. Mon corps ne m’appartient plus. Je suis
déjà mort en fin de compte, simple spectateur de mon martyr. Impuissant, je
m’abandonne à mon sort, sombrant de plus en plus dans l’obscurité, et mon âme
se défile.
Je me sens léger tout à coup. J’ouvre
les yeux. C’est un autre monde qui se dévoile devant moi, plongé dans une nuit
éclairée par une lumière venue de nulle part. Le sol est d’un bleu-violet
poussiéreux : comme de la boue asséchée. Les arbres ont le tronc blanc,
faiblement lumineux. Ils n’ont pas de feuilles et leurs branches sont tordues.
Des galets ronds, noirs, lévitent à moins d’un mètre du sol. Où suis-je ?
Est-ce là une forêt extraterrestre ? La surprise me fait oublier toute
douleur physique ou psychique. Je m’avance, pris d’un respect comme celui qui
peut étreindre un homme à l’entrée d’un lieu sacré. L’air est sulfureux, sec,
mais respirable. Je jette un coup d’œil derrière moi : le tunnel a
disparu. Suis-je mort ? Ou bien victime d’hallucinations, dans mon
agonie ? J’ose faire un pas de plus. Un nuage de fumée se soulève et ses
particules restent en suspension une poignée de secondes. De vagues notions de
physiques me reviennent : la gravité est faible, ici. Je me surprends
moi-même de mon incapacité à m’étonner. D’ordinaire, jamais mon cerveau si
rationnel n’aurait toléré pareille étrangeté : mais la curiosité prend le
pas aujourd’hui. Ce paysage est reposant, beau. Je suis en paix avec moi-même,
et le passé semble ne plus vouloir venir me tourmenter.
Je marche. Il n’y a pas de vent,
je suis le seul à rompre le silence. Je ne suis plus qu’un être abandonné sur
une planète tout aussi délaissée.
- - Ohé ? je lance, comme une bouteille à la
mer.
Seul l’écho me revient. Je
frissonne. Ma sensation de bien-être se dissipe peu à peu, et une angoisse diffuse
vient embrasser mon cœur. Mon champ de vision s’agrandit soudain : je
débouche dans une clairière, cernée de ces arbres morts, fantomatiques. Les
pierres lisses qui volent me paraissent soudain cacher quelque menace. Le
silence que je croyais calme m’étouffe, le sang vient battre à mes tempes et y cogner
à coups sourds. Mon malaise croît sournoisement. Il y a quelque chose qui ne tourne
pas rond, ici. Je le sens. Que faire ? Je ne peux qu’errer, sans but. Je
n’ai aucune idée de là où je suis. Sur Terre, ma famille entière a été décimée
par mes propres compagnons. Pourquoi ? La souffrance revient, déchirante.
Plus jamais je ne les reverrais, et l’absolu de cette certitude me poignarde le
cœur. Il n’y a pas de conditions, la mort est irrévocable et ne rendra jamais
ceux qu’elle m’a pris. A quoi bon essayer de survivre ? Sans eux, ma vie
a-t-elle encore un sens ?
Je perçois un mouvement du coin
de l’œil ; et puis je les vois.
Des Âmes, formes évanescentes
bleutées : elles glissent vers moi. L’épouvante me fige sur place. Qui
sont-elles ? Que me veulent-elles ? J’ai l’impression de les
connaître. L’une d’elles passe si près que j’entends son râle, à peine un
souffle dans mon oreille. Une deuxième m’effleure, et c’est bientôt toute une
foule qui se presse contre mon corps. La lassitude m’envahit, envolant mes
questions, mon envie de me battre. Ma peur.
Je comprends leurs soupirs, je
sens leurs caresses. Ils m’ensorcèlent, ils m’hypnotisent. Un soulagement se
répand dans tout mon être lorsque je trouve la réponse. Un sacrifice, c’est ce
qu’ils veulent : un peu de vitalité pour chacun de ces fantômes lunaires.
Ma famille est parmi eux, quelque part. Je leur donne mon sang, et leurs joues
rosissent de nouveau. Je leur donne mes yeux, et je sens leur reconnaissance de
pouvoir voir la vie qui m’est ôtée lentement. Je leur donne mes mains, et ils
redeviennent palpables.
Ils veulent ma vie : je la
leur abandonne.
Co-écrit avec Poussière de Plume
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