mardi 7 janvier 2014

Tranché

Tranché

                M. Egorikhine était laid. Non pas d’une laideur ordinaire, d’une laideur qui n’existait que dans une absence de beauté : non, M. Egorikhine était sans commune mesure repoussant. Deux bajoues grasses, pendantes entouraient une bouche aux lèvres trop fines, en partie dissimulée par une moustache fournie. Son gros nez luisait de graisse comme un porc sur la broche, et ses deux petits yeux chafouins lui donnaient l’air bête. Un chapeau dégoulinait sur son crâne chauve, cachant à peine ses oreilles racornies et poilues. Mais il était riche, démesurément riche : c’est pourquoi Jeanne Aufbord avait accepté de le recevoir et de l’écouter déblatérer sans fin. Il pourrait redonner l’impulsion financière qui manquait à son entreprise, si seulement il daignait entendre sa plaidoirie !
                Elle supportait le spectacle dégradant qu’offrait cet être suppureux et malhabile. Elle supportait de voir ses doigts boudinés se tordre, cherchant machinalement à retirer l’une de ses bagues en or. Elle laissait sa voix nasillarde lui écorcher les tympans : tant que cela pouvait lui laisser une chance de sauver son affaire. Il était essentiel qu’elle fasse bonne impression. Quand il eut enfin fini son discours politico-économique, Jeanne Aufbord inspira profondément. Elle entrait en scène, et son rôle était vital.
                Commençant par une approche soulignant les accords gratifiants qu’ils avaient conclus ensemble, elle énuméra les qualités certaines de l’entreprise du gros Russe, rappelant la part qu’y avait joué leur association passée. Puis elle fit subtilement peser la menace de leurs rivaux sur lui, lui offrant un point de vue d’où toute action désolidarisé du soutien de l’autre serait vouée à l’échec. Enfin, elle finit sur les avantages qu’ils auraient à se réassocier. « Ensemble, nous pouvons réduire nos concurrents au néant, je vous donne ma parole d’honneur. » M. Egorikhine l’écoutait avec attention, inexpressif. Que pensait-il, derrière ce front large et boutonneux ?
                « Ma chère Jeanne. Je ne nierais point le bien-fondé de vos arguments, mûrement réfléchis et, d’autant que je puisse en juger, exacts. Mais… » La jeune femme sombra intérieurement. Elle savait que ce « Mais » n’appelait qu’à une chose : un refus, pur et simple. Elle suivit distraitement le fil de son argumentaire, tout en sachant que c’était perdu d’avance. Si M. Egorikhine ne leur donnait pas une avance salutaire, personne ne le ferait. Elle devrait fermer boutique, trouver un nouvel emploi : peut-être même qu’elle n’en trouverait pas. Alors viendrait la décadence. Jetée dehors par le propriétaire, elle devrait élever ses deux filles dans la rue, se mettrait à la drogue ou à l’alcool pour oublier, et… Non ! Cela ne devait pas arriver ! Elle frappa du point sur la table.
                « J’ai besoin de cet argent, Monsieur ! C’est une question de vie ou de mort, comprenez-vous ? 
- Si vous aviez daigné m’écouter, vous auriez compris que j’étais prêt à vous faire ce chèque, Madame. Mais puisqu’il m’apparaît désormais évident que vous n’en voulez qu’à ma fortune, vous trouverez un autre partenaire. Adieu, Jeanne Aufbord. »
Il se dirigea vers la sortie de son pas traînant. Jeanne se sentit vidée de toute énergie. A quoi bon se battre ? Elle n’avait plus envie de réfléchir à une issue de secours. Ce temps-là viendrait bien assez tôt. Sa vie avait basculé en une poignée de secondes. Elle les voyait venir, les soucis, les crises et les pleurs. Ils l’attendaient à la fin du mois. Et si elle prenait les devants ? Sortant par la petite porte du bureau, elle fit claquer ses talons jusqu’au pont des Arts. "L’amour est une chimère, l’argent c’est la vie" : voilà quelle était sa triste réalité. Légère, elle se hissa par-dessus le grillage et pour ne pas affronter la pauvreté, se laissa tomber.



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