mercredi 11 juin 2014

Brume Océane ou Le Reflet d’une Existence

Deux perles bleu vif brillent, dernier reflet d’intelligence. Pas un centimètre de son visage n’est épargné par les crevasses asséchées, plis et ridules décalqués sur sa peau. Son corps rouillé pourtant, escalade. Sa main ripe sur le rocher déchiqueté, mais il persévère. Péniblement, il s’y assoit enfin. Il surplombe maintenant l’étendue bleue. D’une bourrasque, le vent salé lui apporte l’odeur de son enfance. L’océan ne le voit pas mais lui, le vieil homme, n’en détache pas les yeux.

Il voulait une vie d’aventures et de dangers. Il voulait voyager dans les contrées inexplorées, rencontrer les populaces oubliées, exhumer les trésors cachés. Où se sont-ils enfuis, ces rêves d’enfant ? Quand l’espoir d’un jour les réaliser l’a-t-il définitivement quitté ? Il est trop tard, désormais. La vie a filé si vite, courant comme une jeune fille qui se moque bien des aspirations d’un homme.

Une vague vient s’écraser à ses pieds. L’écume est blanche comme sa barbe mousseuse, éphémère comme son existence. Il y plonge son regard, et son âme s’y perd. Les souvenirs remontent à la surface, pour respirer de nouveau. Il se laisse emporter par le courant d’images.

Un galet décoché qui sept fois a ricoché. Fier de son lancer, l’enfant qu’il était se tourna vers son père, en quête d’approbation. Celle-ci tarda à venir, puis un mince sourire détendit son visage. Les années passèrent, heureuses. Plongé dans les livres de pirates, dans les histoires de marins rocambolesques, le garçon se prenait à rêver à cette mer fougueuse et indomptable, sensuelle et douce. Il la voyait tous les jours, sur le chemin de l’école, par la fenêtre de la classe. Il se mettait au fond pour pouvoir poser sa joue contre la vitre froide et contempler l’eau changeante. Pas brillant mais pas sot non plus, il travaillait assez pour se maintenir dans la moyenne. En natation, il excellait. C’était sa joie de la semaine : le cours de piscine. Un jour, ingénument, il avait demandé : « Professeur, pourquoi on ne fait pas piscine dans la mer ? » Les autres avaient ri, mais ça n’était pas drôle. Le maître lui avait caressé les cheveux, qu’il avait alors blond platine, sans répondre. Un enfant se satisfait aisément de ce qu’il ne comprend pas, et c’est ce qu’il fit.

Un deuxième mouvement de ressac échoue un autre souvenir sur son rocher. La robe immaculée de Marine, ondulant sous la brise, en écho à l’eau mouvementée. De ses bras, il ceignait la taille de sa fiancée. Elle était belle. Et la seule à avoir compris que jamais son coeur ne lui appartiendrait. Elle savait. Il était marié à la mer d’une union que personne ne pourrait briser, elle l’avait lu dans ses yeux. Une part de lui à jamais inaccessible, perdue dans les remous agités d’une fascination ineffaçable, et elle le savait : mieux, elle l’acceptait. Le vieil homme se souvient de ses cinq années d’études en droit, avec auprès d’elle sa Marine. Jeunesse, sentiments exacerbés. Chaque joie est intense, chaque peine est immense. Il regrette et méprise tout à la fois ce temps où l’on est écervelé mais heureux. Il lui apparaît de plus en plus lointain et pourtant, le vieillard s’en souvient comme s’il y était encore.

Troisième vague. L’apogée. Un travail, une femme –Marine. Un premier enfant, en bonne santé, Erwan. Un garçon intelligent, mais peu ambitieux. Puis sa soeur est venue, Emma, aussi radieuse que sa mère. La famille s’aimait, mais du vague à l’âme le prenait parfois en étau. Une impression confuse de ne pas avancer sur le bon chemin, de ne pas suivre sa destinée. L’appel du large le laissait distant, distrait. Marine comprenait, et en retour, il l’aimait du mieux qu’il pouvait. Il aurait voulu faire le tour du monde à la voile. Chaque année, il regardait dans le petit écran ceux qui se lançaient, qui osaient prendre à bras le corps le défi qui le faisait rêver. Mais lui, il ne pouvait pas partir. La société l’emprisonnait d’une poigne de fer. « La vie, c’est une famille, un travail bien payé, et rien d’autre. » Voilà ce qu’elle lui susurrait à l’oreille, la société, à chaque fois que sa folie de voyager le reprenait. Il réussit, à force de se le répéter, à aimer cette vie-là. Ils étaient heureux, ensemble. Le souvenir de ces dernières années d’insouciance étira les commissures du vieil homme sous sa barbe.

Plus la maturité s’acquiert et plus le bonheur nous échappe. Au fil des années, il saisit de mieux en mieux la nature des hommes, immuable dans ce qu’elle a de bon et mauvais. Non pas qu’il ne croit pas à une progression. Il y a eu des évolutions notables dans la conscience générale de l’humanité. Mais au fond, ce sont toujours les mêmes erreurs, toujours les mêmes egos démesurés qui frappent. Cela est intrinsèquement lié à la nature de l’homme. Cet être étant conscient avant tout de sa propre personne, il ne peut se mettre à la place de chaque autre ; et de cela naît l’irrespect, l’irresponsabilité, les cris et les colères. De simples incompréhensions, en somme. Si l’espace d’un instant, on pouvait acquérir le passé, les pensées de quelqu’un d’autre, juste le temps de se rendre compte que chacun a ses raisons d’agir, les conflits ne seraient plus de ce monde. Oui, dans ses années de la quarantaine, il comprenait la logique des choses et réalisait à quel point ses congénères sont forts et fragiles, intelligents et sots, semblables et différents. Les grands mots utilisés pour croire à leur supériorité ne valent pas un petit geste de simplicité. Il connaissait le prix des joies et la force des peines ; la vie est un complexe entrelacs de paradoxes.

Sur ses années avancées, il arriva à apprécier cette sorte de sagesse, comme il faut bien profiter des avantages de chaque âge. Les petits plaisirs, dorénavant, le contentèrent autant qu’autrefois les grands. Et même si la mort se rapprochait à petits pas, sur ce chemin il commençait à l’accepter. A cinquante ans, il y fut obligé, pour ne pas sombrer dans la folie. Quelle idée intolérable en effet, que celle de sa propre mort ! Ne plus penser, ne plus voir ce fourmillement incessant des villes, cette grandeur de la nature, ne plus penser ! Ne plus croire, ne plus espérer, ne plus souffrir, ne plus rire, ne plus vivre ; oui, cela est une pensée révoltante. Cette horreur de la mort, il l’a doucement apprivoisée, comme un animal sauvage dont on sait qu’il nous fauchera un jour. Que l’on ait été un homme bon, un truand ou un lâche, personne n’échappera à la sentence finale. Il y a quelques années, lui, l’homme assis sur son rocher, a compris que c’était dans l’ordre des choses.

Une gerbe d’eau glacée le trempe de la tête aux pieds. Un quatrième souvenir, chargé de sombres turbulences. Le jour où Marine est morte. Le jour où la seule attache qui le liait à cette société absurde s’était rompue.
Alors c’était comme ça, juste comme ça ? La mort frappait, on ne s’y attendait pas. On ne s’y attend jamais. Après trente ans de vie commune : envolée ! Son monde s’était effondré sur des certitudes qu’il croyait solides. La cruauté de la vie lui parût alors incommensurable, inouïe. Où était-elle, sa bonne étoile, celle qui l’avait toujours tenu à l’abri des pires souffrances ? Comment pouvait-on la lui avoir enlevée ? C’était impossible. L’homme n’avait jamais compris à quel point son attachement pour sa femme était grand, envers et contre tout.
Les yeux bleus s’étaient éteints, cachés par les nuages sombres. La mer même, sa maîtresse éternelle, n’avait su alors le consoler. Il avait vécu cinq ans prostré, répondant à peine aux questions, enfermé dans son grenier. Comme la mer se retire avant un raz-de-marée, il s’était échappé là où personne ne pouvait plus l’atteindre : dans ses pensées.

Le vieil homme se crispe sur son rocher. Il est des mémoires qu’il ne voudrait pas affronter, mais il le doit. Il expire profondément et attend la cinquième lame.
Comme si le souvenir de Marine avait toujours été le rempart entre le monde et sa douce folie, toute la frustration et l’incompréhension qu’il avait pu endiguer au cours de ses cinq années s’étaient déversées en un flot de haine. Une rage l’avait pris, une colère qui se dressait contre le monde entier. Sa vie, il l’avait repeinte avec fureur, tout en noir. Et il était parti, sans prévenir. Louant un voilier avec ses économies, il s’était enfin jeté à l’eau, oubliant toute prudence. Il ne savait pas manoeuvrer un bateau : s’en remettant à la chance. Il se nourrissait de gâteaux secs et de cornichons, incluant parfois un oeuf dur à son repas de fortune. L’eau, il en avait emporté assez pour tenir deux bons mois. La première semaine, chargée en changements, l’avait mis à rude épreuve. Lui, le casanier épris d’aventure, s’était rendu compte de la difficulté d’être un Robinson.
Un mois passa. Sa barbe blanche lui donnait l’allure d’un Père Noël. Se raser est le signe que l’on prend soin de soi, que l’on cherche à plaire ; à être accepté. Depuis le jour où il était parti, il l’avait laissé pousser. Pour se rappeler chaque matin, d’un coup d’oeil dans le miroir, qu’il l’avait perdue. Pour se rire des modes futiles de la société. Enfin, pour garder la notion du temps.

Un jour, la culpabilité s’était rappelée à son bon souvenir. Que faisait-il ici, au beau milieu de l’océan, loin de ceux qu’il aimait ? Ses deux enfants devaient être fous d’inquiétude. Il fallait qu’il rentre. L’écho de sa mort résonnait, coup de gong terrifiant. Son instinct le sentait, elle rôdait. Etait-il inconscient pour s’être ainsi jeté dans une aussi dangereuse épopée ? La peur prit possession de son corps, lentement. Il ne savait pas se repérer, ni naviguer, et encore moins nager ! Que faire ? Prier ? Il eut un rire jaune.
- Je ne veux pas mourir ici ! lança-t-il dans le vent.
Un graillement de mouette lui répondit, moqueur. « Tu es perdu », y entendit le vieil homme.
Un oiseau ? Un oiseau, ça ne vit pas au large. La terre ne devait pas être loin ! Il fouilla le voilier à la recherche d’un quelconque guide de survie. Il dénicha une carte, un gilet de sauvetage, mais rien qui pût l’aider à contrôler son bateau. Il s’endormit bientôt, épuisé et désespéré.
Un vent fort se leva la nuit suivante. Le voilier échoua dans une crique déserte en plein milieu de la nuit : l’espace d’un instant, il crut en Dieu. Retrouvant avec difficulté les membres de sa famille, il comprit que son amour pour eux était désormais sa raison de vivre. Vivre, pour eux. Malgré le chagrin qui, il le savait, ne partirait jamais vraiment.

Puis la vie l’avait surpris, encore, comme si elle se jouait de tout ce qu’il croyait avoir acquis. Ses petits-enfants comblaient le vide dans sa vie, un peu. Après la tempête, mer d’huile. Alors même qu’on ne veut plus être heureux, les petites joies viennent de nouveau
étirer nos lèvres. Qui a dit « la vie est un long fleuve tranquille » ? Il n’y a pas affirmation plus fausse. Non, le vieil homme croit que la vie est aussi belle, enchanteresse et dangereuse que l’océan, celui-là même qu’il contemple en cet instant. Le flux et le reflux l’apaise, calme l’agitation provoquée par ses réminiscences du passé.

Le vertige le prend parfois quand il songe à toutes ces existences parallèles à la sienne, des personnes dont il ignore tout et qui mourront sans qu’il n’ait rien su d’eux. Et au hasard, une poignée de visages lui sont familiers, dans ce vaste monde où il n’est rien, moins qu’une poussière. Il tient à ces gens, mais en soi, tout être humain n’est-il pas digne d’être aimé ? Et chacun d’entre eux s’évanouira comme il est venu. L’oubli viendra, le néant comme promesse inviolable.
Au fond, pourquoi le craindre ? Quand ses yeux seront à jamais fermés, il ne sera plus là non plus pour regretter les temps passés. La vie est unique, la passer dans la peur n’est pas le bon choix. La passer dans les remords ou les regrets ne fait rien avancer, non ! Mais pour lui, c’est déjà trop tard. Elle est là, assise à côté de lui, il la sent. Elle rit, la garce ! La mort et la vie, main dans la main, se défient des espoirs humains. Elles se moqueront toujours de cette espèce vouée à l’échec.
Elles rient dans le cri des mouettes qui passent au-dessus de sa tête. Elles gloussent dans une éclaboussure d’eau salée. C’est si drôle, de voir ces fourmis se débattre dans leur existence, pas assez lucides pour savoir le sort qui les attend, mais trop pour ignorer leur peur confuse. Insectes pris dans une toile qui ne voient que l’ombre de l’araignée qui va les dévorer. Le vieil homme ferme les yeux, tâche de retrouver la sérénité. Le temps est venu pour lui.

De ses mains malhabiles, il dénoue sa cravate et la jette dans les flots.
« Mer, emporte ma soumission à la société. »
D’un coup sec, il brise la chaîne en or qu’il porte au cou ; le crucifix coule à pic.
« Mer, emporte ma peur de la mort, mon matérialisme et mes péchés. »
Doucement, il retire son alliance. Il hésite, puis l’anneau descend rejoindre les fonds sableux.
« Mer, emporte mes sentiments, mon humanité. »
Le vieil homme coupe sa barbe. L’attente est terminée.
Il saute du rocher et se laisse emporter.


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